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Histoire du cinéma
7 décembre 2017

Hypocrisie et Imposture dans la querelle du Tartuffe(1664-1669) : La Lettre sur la comédie de l’imposteur(1667)

 

Jean-Pierre Cavaillé   (1997)

Mots-clés :

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Plan

Hypocrisie dévote et imposture libertine

Tartuffe interdit

De Tartuffe à Panulphe

De l’hypocrite à l’imposteur

La Lettre sur la comédie de l’imposteur

« Exposer la Religion dans une salle de Comédie »

La vraie bienséance

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Notes de la rédaction

Ce texte devait initialement figurer dans un volume collectif sur Littérature et philosophie au xviie siècle, qui n’a pas vu le jour.

Texte intégral

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1À partir de quelques textes, et tout particulièrement de la Lettre sur la comédie de l’imposteur, je me propose de réfléchir sur la querelle du Tartuffe, envisagée comme un conflit dont l’une des caractéristiques majeures est l’accusation réciproque d’hypocrisie et d’imposture, entre d’une part Molière et ses partisans et, de l’autre, les nombreux et puissants détracteurs de la pièce. Le ton est d’emblée donné par les titres successivement choisis par l’auteur : Tartuffe, ou l’hypocrite, en 1664, puis Panulphe, ou l’imposteur, en 1667. La dénonciation de l’hypocrisie et de l’imposture (qu’il faut différencier) d’une certaine dévotion, mais aussi, en retour, l’accusation d’hypocrisie et d’imposture libertines, sont au centre de la querelle, à travers l’interrogation sur le lien accidentel ou essentiel de l’un ou/et de l’autre vice avec la dévotion, mais aussi avec le libertinage.

  • 1  « Prenant la place du prêtre à l’église, du magistrat dans les villes et du père de famille à la m (...)
  • 2  Voir l’ouvrage déjà ancien, mais excellent, de Raoul Allier, LaCabale des dévots, 1627-1666, Pari (...)
  • 3 Voir à ce sujet, entre autres, les importantes analyses de René Pintard, Le Libertinage érudit dans (...)
  • 4  Je laisse ici la querelle, si importante, de la moralité du théâtre sur laquelle il existe une imp (...)

2Pour qui travaille sur la tromperie et le secret au début de l’époque moderne, la querelle du Tartuffe est un objet d’étude particulièrement riche, parce qu’il met en jeu tout un ensemble de questions sur la falsification des apparences. Questions d’abord de définition : qu’est-ce que l’hypocrisie ? Qu’est-ce que l’imposture ? Qu’est-ce qui les différencie ? Question redoutable ensuite des moyens de connaissance disponibles pour distinguer l’hypocrite de l’homme sincère, l’imposteur de l’homme de bien. Questions ensuite, d’identification sociale des hypocrites : qui sont les hypocrites dénoncés par Molière, qui sont les tartuffes ? Les faux dévots, comme Molière et l’auteur de la Lettre l’affirment haut et fort ? Tous les dévots, laïques et ecclésiastiques, la dévotion étant elle-même subrepticement réduite dans la pièce à l’hypocrisie, selon l’accusation des dévots ? Ou bien l’hypocrite n’est-il pas plutôt le libertin lui-même, déguisé en redresseur de dévotion ? Quel est le rapport entre l’hypocrisie prétendue de l’un et l’autre camp, et les pouvoirs en présence ? En quoi d’abord les stratégies idéologiques, sociales et économiques d’infiltration dans la société française de groupes organisés de dévotion, comme la Compagnie du Saint Sacrement, pouvaient-elles aisément donner lieu à l’accusation d’hypocrisie et d’imposture1 ? Il existe bien sûr un lien étroit entre cette accusation et la semi-clandestinité, à la fois choisie et imposée, de la fameuse Compagnie, foyer de la cabale, combattue par le pouvoir royal : la victoire de celui-ci, comme ont le sait, sera d’ailleurs symboliquement signée par la victoire finale du Tartuffe2. Mais pourquoi également, et jusqu’où, la culture libertine, par les pressions conjuguées de l’Église et du corps social tout entier, était-elle objectivement contrainte à la dissimulation et à la dénégation pour s’exprimer, en prêtant ainsi nécessairement le flanc à l’accusation d’hypocrisie ?3 Pourquoi également le théâtre fut-il un médium aussi efficace pour dénoncer l’hypocrisie dévotieuse ? Mais pourquoi aussi le théâtre était-il considéré par ses détracteurs comme un art en lui-même fallacieux et hypocrite ? Ces deux dernières questions sont au centre de la double querelle, dans laquelle vient s’inscrire les conflits autour du Tartuffe, de la légitimité de traiter des sujets de religion au théâtre, et ensuite de la légitimité morale, sociale et politique du théâtre lui-même4.

3Un bref examen de la querelle et la lecture de la Lettre nous permettront d’aborder ces questions, sans aucune prétention à l’exhaustivité et à la systématicité.

Hypocrisie dévote et imposture libertine

4La querelle du Tartuffe met en scène, c’est-à-dire exprime et représente, le conflit de deux options culturelles antagonistes et, plus profondément, de deux façons de concevoir la vie sociale, mais qui ne peuvent être correctement appréhendées l’une sans l’autre : le libertinage et la dévotion. Je me garderai bien de tenter ici de donner de ces grandes catégories des définitions précises, mais leur emploi est d’abord commandé par les textes où elles ne cessent d’être mises en avant. Le libertinage forme une catégorie presque exclusivement négative, qui indique la corruption intellectuelle et morale, la dissolution de la piété et des mœurs, la transgression des lois — personne ne pouvant ni ne voulant revendiquer le libertinage ainsi entendu — et d’autre part la dévotion, comme telle incontestée, car la foi et l’observation du culte ne sauraient être mises en cause frontalement et publiquement. Le Tartuffe, relayé par la Lettre sur la comédie de l’imposteur, s’en prend uniquement à la fausse dévotion, à la mauvaise dévotion, présentée comme une corruption de la religion et des mœurs, et un péril pour l’ordre social et politique.

  • 5  Cf. le texte de l’ordonnance de l’Archevêque de Paris Hardouin de Péréfixe, cité infra.
  • 6  Cf. Premier Placet présenté au roi et Second Placet  présenté au roi,in Molière, Œuvres Complètes(...)
  • 7  B. A. Sieur de Rochemont,Observations sur... Le festin de Pierre, in Georges Mongrédien,Recueil (...)

5Ce conflit consiste d’abord à dénoncer les pratiques dissimulatrices et mensongères de l’autre camp, en identifiant l’ennemi à travers, derrière et contre la représentation publique qu’il entend explicitement donner de lui-même. En effet, les accusations respectives sont celles de libertinage et de fausse dévotion, récusées dans les deux cas. Les libertins prétendus — Molière et ses partisans —, affirment parler seulement au nom de « l’honnêteté », en se référant au modèle social et culturel de « l’honnête homme » tel que l’a fixé Faret dans les années 1630, ou encore au modèle moral, plus vague et donc plus maniable encore, de « l’homme de bien ». Les adversaires déchaînés contre la pièce proclament bien sûr l’authenticité de leur dévotion et de leur moralité. Or comme précisément les accusations sont d’emblée récusées, elles ne peuvent être que des accusations réciproques de simulation et de dissimulation, de falsification et d’occultation : Molière est accusé par ses ennemis de diffuser dans sa pièce une doctrine libertine dissimulée5, et réciproquement Molière accuse ses détracteurs, dès le Premier Placet, d’être des « tartuffes »6. Cela est d’ailleurs très significatif : Tartuffe devient immédiatement un nom commun dans les textes de la controverse et sous la plume même de Molière. En parvenant ainsi à imposer son personnage comique comme un type à la fois moral et social dans la langue, l’auteur contraint ses ennemis à se battre sur son propre terrain, car chaque fois qu’ils acceptent d’utiliser le nom commun, y compris et surtout contre Molière lui-même, malgré qu’ils en aient, ils assurent la promotion symbolique de la pièce et de l’effet comique dont le mot est indissociable, à leur plus grand détriment. Mais en utilisant son personnage dans la polémique, en traitant ses ennemis de « tartuffes », Molière montre d’emblée qu’il entend bien faire le procès du camp dévot et pas seulement d’un imposteur isolé, ce qu’est le personnage de la pièce. Mais réciproquement Molière lui-même, dès 1665, est accusé d’être « un Tartuffe achevé et un véritable hypocrite »7, autrement dit un Tartuffe libertin, qui simule une défense de la dévotion raisonnable, pour mieux instiller secrètement l’impiété et l’immoralisme. La querelle consiste d’abord en cette accusation réciproque d’hypocrisie, chacun voyant Tartuffe en l’autre.

6Mais si chacun peut accuser l’autre de cacher son jeu, c’est que tous semblent d’accord pour admettre que les comportements dont ils s’accusent mutuellement sont vicieux et condamnables. Cette simple remarque me paraît extrêmement importante pour comprendre les enjeux les plus profonds de la querelle : le fait que chaque partie récuse le procès qui lui est intenté par l’autre ; de sorte que les adversaires semblent partager une même doxa morale, un même système de valeur. Ce consensus apparent est la condition de la double dénégation : d’une part le libertin prétendu affirme haut et fort que le libertinage et l’impiété sont une abomination, et d’autre part le dévot résolu reconnaît volontiers que l’hypocrisie de Tartuffe est un vice parmi les plus graves.

  • 8  Voir surtout le récent ouvrage de Hélène Merlin, Public et Littérature en France au XVIIe siècle(...)

7Il y a un consensus sur les valeurs morales et sociales, et même s’il recouvre des oppositions et des tensions idéologiques, culturelles et sociales qui le détruisent souterrainement, on ne saurait dire qu’il est purement formel. Car l’accord est premier, le partage obligé d’un même système de coordonnées éthiques, que personne ne peut transgresser publiquement sans être rejeté dans le crime, et sans s’exclure de toute possibilité de discussion. Cela n’est bien sûr pas un spécificité duxviie siècle, mais ce qui distingue peut-être cette société de la nôtre, c’est qu’elle ne reconnaît en son sein aucune relativité en matière de mœurs, pas plus qu’elle ne tolère — au sens actuel du terme — l’expressionpublique d’aucune « différence » et d’aucune mise en cause du cadre consensuel des valeurs éthiques et sociales. Dans le premier embryon d’espace public qui se constitue précisément à l’occasion des querelles littéraires8, il n’y a, on le sait, aucune place pour la liberté publique de conscience. Cette simple constatation, qui mériterait bien sûr une analyse autrement approfondie, permet de comprendre pourquoi une catégorie comme celle de libertin, et plus encore celle d’athée, ne sont jamais que des catégories négatives, même — et surtout — dans les discours publics, publiés de ceux qui, comme Molière, sont accusés de libertinage. De la part d’un texte comme la Lettre, visant à défendre publiquement — bien que sous la protection de l’anonymat — le Tartuffe, on ne peut donc s’attendre qu’à un discours de légitimation, au moins apparente (et en l’occurrence seulement apparente), du consensus.

8Ces réflexions me poussent ainsi à développer une lecture soupçonneuse, entre les lignes, de la documentation sur le Tartuffe (et bien sûr du Tartuffelui-même), car si l’on se contentait de prendre les discours respectifs des belligérants au premier degré, selon les intentions affichés, on serait fatalement conduit à réduire la querelle à un simple malentendu ; une fois admis que les uns et les autres sont d’accords sur l’essentiel, il faudrait reconnaître que chacun se trompe sur l’autre dans ses accusations.

9Or, quelle que soit la mauvaise foi évidente de l’un et l’autre camp, je ne crois absolument pas à une telle mécompréhension et à de telles erreurs. Au contraire, je prends acte du paradoxe constitué par ce consensus apparent qui donne lieu à un conflit d’une extrême violence, pour mettre en évidence, de part et d’autre, la présence de complexes stratégies de simulation et de dissimulation, que cette adhésion formelle au même cadre de référence à la fois induit, nourrit, et contient.

Tartuffe interdit

  • 9  Cf. surtout Raoul Allier, La Cabale des dévots, 1627-1666op. cit. et voir également Francis Baum (...)
  • 10  On put même le considérer comme le commanditaire de la pièce, ainsi que l’attestent les Mémoires(...)
  • 11   Les Plaisirs de l’Île enchantée, 1664. Mongrédien, I, p. 215.

10Rappelons brièvement que Tartuffe fut d’abord présenté en 1664 à Versailles, durant les somptueuses festivités des Plaisirs de l’Île Enchantée (7-13 mai 1664), sous le titre de Tartuffe, ou l’hypocrite. Très vite, ceux que l’on appelle les « dévots » s’emploient à faire interdire la pièce ; ces personnes influentes sont surtout membres de la Compagnie du Saint sacrement, cette organisation de dévots regroupés en société secrète, qui se propose, entre autres objectifs, la réforme des mœurs et la poursuite du blasphème et de l’impiété9. Louis XIV voit bien le danger politique que représente la Compagnie, et la pièce, qu’il semble d’abord beaucoup apprécier, vient à point nommé pour apporter une caution idéologique à son entreprise de démantèlement de l’organisation10. Il accepte cependant de l’interdire. Il vaut la peine de lire à ce sujet le passage de la relation officielle, assez embarrassée mais très significative des Plaisirs de l’Île enchantée : « Le soir (12 mai 1664), Sa majesté fit jouer une comédie nommée Tartuffe, que le sieur de Molière avait faite contre les hypocrites; mais quoiqu’elle eût été trouvée fort divertissante, le Roi connut tant de conformité entre ceux qu’une véritable dévotion met dans le chemin du Ciel et ceux qu’une vaine ostentation des bonnes œuvres n’empêche pas d’en commettre de mauvaises, que son extrême délicatesse pour les choses de la religion ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu, qui pouvaient être prises l’une pour l’autre et quoi qu’on ne doutât point des bonnes intentions de l’auteur, il la défendit pourtant en public, et se priva soi-même de ce plaisir, pour n’en pas laisser abuser à d’autres, moins capables d’en faire un juste discernement »11. Ce texte, en voulant présenter le roi dans l’affaire de l’interdiction comme l’arbitre souverain, laisse apercevoir sa fonction de médiateur entre des forces antagonistes, et il fait clairement voir que Louis XIV doit cette fois céder aux pressions d’un groupe suffisamment puissant pour contrarier son goût, son « plaisir », mais aussi, et par là même, capable de mettre en cause la nature absolue de son pouvoir. Celle-ci est pourtant réaffirmée, par la transmutation idéologique des contraintes en arbitrage souverain, un arbitrage guidé par les seules considérations morales, auxquelles le monarque accepte librement de sacrifier son plaisir en interdisant la pièce. Et la raison invoquée est celle-là même de la querelle, lisible exactement, en deux sens opposés, par les deux partis en présence : l’inquiétante conformité, la ressemblance entre la fausse dévotion, toute investie dans les apparences et les manifestations de la vraie dévotion, autrement dit entre le vice et la vertu. De sorte que la pièce est susceptible d’amener les esprits manquant de discernement à confondre la fausse et la vraie dévotion. Évidemment, si la confusion est aussi facile, si la vraie dévotion est menacée d’être prise pour de l’hypocrisie, de deux choses l’une : ou la faute en revient à Molière, qui s’ingénie à rendre l’hypocrisie et la vraie dévotion indiscernables par malignité libertine, ou elle est imputable aux dévots qui ressemblent à s’y méprendre à l’hypocrite pendable de Molière. Mais la relation des Plaisirs de l’Île enchantée ne dit ni l’une, ni l’autre chose, et parle au contraire des bonnes intentions de tous les protagonistes : Molière, qui ne dénonce que le mal, les dévots, qui ont bien raison de craindre les effets néfastes pour la religion et la morale d’une mise en scène publique de la fausse dévotion, et le roi, qui aime la comédie et les bonnes mœurs, mais qui est par-dessus tout scrupuleux en matière de religion et bien conscient du fait que tous ses sujets ne sont pas capables de son discernement souverain.

De Tartuffe à Panulphe

  • 12  Cf. GC 835-838 et 842-846 et R. Mc Bride,in La Mothe Le Vayer,Lettre sur la comédie de l’imposte (...)
  • 13  « On appelle petit collet un homme qui s’est mis dans la réforme, dans la dévotion, parce que les(...)
  • 14  Molière, op. cit., p. 891.
  • 15  Cf. la discussion qu’aurait eu à ce sujet le Président Lamoignon avec Molière, au début de l’année (...)
  • 16  « ... voilà ce qui est arrivé lorsque des esprits profanes et bien éloignés de vouloir entrer dans (...)
  • 17  « Je ne doute point, Sire, que les gens que je peins dans ma comédie ne remuent bien des ressorts (...)
  • 18  Comme le fait remarquer J. S. Spink,op. cit., p. 151, Tartuffe est présenté dans la pièce comme u (...)

11Suite à cette première interdiction, Molière, dans les années qui suivent, remanie de façon substantielle le texte de la pièce. Il modifie le titre et transforme son personnage, qui change de nom, et de Tartuffe devient Panulphe12. La tenue vestimentaire de Panulphe n’évoque plus celle des ecclésiastiques, ni des dévots confirmés (« les petits collets »13), mais elle est désormais celle d’un homme du monde, de façon à ce que l’on ne puisse plus accuser l’auteur de s’en prendre à la dévotion comme telle. Précautions inutiles, comme Molière s’en plaint amèrement à Louis XIV dans le Second Placet, suite à une représentation publique de la pièce, d’août 1667 : « En vain... [j’ai] déguisé le personnage sous l’ajustement d’un homme du monde ; j’ai eu beau lui donner un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée, et des dentelles sur tout l’habit [...], cela n’a de rien servi »14. Molière avoue par là même qu’il a « déguisé » Tartuffe en mondain, qu’il a délibérément brouillé les signes de son ancrage social15. Il semble donc que les dévots aient eu quelque raison — de leur propre point de vue bien sûr — de dénoncer l’hypocrisie de Molière pour ce déguisement du personnage initial, de sa tenue vestimentaire et de son identité sociale ; le but de ces transformations étant bien de faire diversion, c’est-à-dire de se soustraire à l’accusation de s’en prendre à une secte sociale et à une idéologie déterminées : celles des dévots déclarés et, à travers eux, à toute forme de dévotion16, ceci en présentant un personnage qui, par son apparence vestimentaire, pourrait être dans la société mondaine tout autre chose qu’un faux dévot : par exemple un vrai libertin... Mais les dévots ne sont pas dupes, et Molière d’une certaine façon leur donne raison dans le Second Placet, en disant que ceux qui se déchaînent contre lui sont ceux-là même qu’il a voulu peindre dans la pièce17. Il reconnaît ainsi que les véritables cibles de sa pièce diffèrent sensiblement du personnage explicitement présenté : un « fourbe renommé », un « gueux » travesti, mais en fait un pur et simple escroc, qui utilise la dévotion à des fins criminelles. Panulphe (Tartuffe) est un personnage qui en cache et désigne d’autres, et l’hypocrisie de Molière, pour le parti dévot, réside dans sa défense même, selon laquelle il ne viserait que les tartuffes stricto sensu, c’est-à-dire la figure exceptionnelle de l’imposture dévote : ce qui est faux18.

  • 19  Ibid. Voir aussi laPréface de Molière auTartuffe, in op. cit., p. 888.

12En contre partie, l’analyse de Molière est elle-même fort judicieuse, dans le même texte, lorsqu’il explique que si les dévots ont supporté par le passé des pièces licencieuses sans rien dire, alors que la sienne provoque un tollé, c’est parce que « celles-là n’attaquaient que la piété et la religion, dont ils se soucient fort peu ; mais celle-ci les attaque et les joue eux-mêmes et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir »19. L’hypocrisie des dévots, du point de vue de Molière, est totale, puisqu’ils mettent en avant la piété et la religion, mais savent bien qu’ils sont en fait attaqués comme groupe, un groupe qui ne se définit pas d’abord par son exemplarité morale, ni par un attachement exclusif aux valeurs religieuses, mais par ses modes d’intervention dans la vie sociale, économique et politique.

13Rien, peut-être, ne montre mieux la stratégie de Molière, son effort pour adoucir le propos et éviter le scandale sans renoncer à la portée première de sa comédie (écrire contre les dévots, non pas considérés sur le seul plan des simagrées religieuses et de leur fausse morale, mais en rapport avec leurs ambitions de mainmise sur la société et leurs manœuvres politiques), que la substitution, en 1667 du titre d’imposteur à celui d’hypocrite.

De l’hypocrite à l’imposteur

14Cette modification du titre, à partir du deuxième état du texte, le passage de l’hypocrite à l’imposteur, ou déguisement de l’hypocrite en imposteur, est très significatif de la démarche de Molière, et aussi bien de la véritable portée critique de son texte que de ses tentatives d’atténuation : hypocrisie et imposture ne sont bien sûr pas la même chose. Arrêtons-nous un instant sur la conception de l’hypocrisie communément reçue à l’époque de Molière et sur son lien étymologique et sémantique avec le théâtre. Furetière donne la définition suivante : « Déguisement en matière de dévotion ou de vertu. On cache bien des méchancetés sous le voile de l’hypocrisie. Le plus grand de tous les vices c’est l’hypocrisie. Ce mot vient du Grec Hypokrisis, simulatio, simulation, déguisement, du verbe hypokrinomai, simulo, je dissimule, je fais semblant ». « Hypocrite, Qui contrefait le dévot, l’homme de bien, et qui ne l’est pas. Jésus-Christ a toujours fait la guerre aux pharisiens, parce qu’ils étaient hypocrites. Il a comparé les hypocritesaux sépulcres blanchis, beaux au dehors, et pleins de pourriture au dedans ».

15Notons d’abord qu’il se pourrait bien que la première définition de l’hypocrite, comme contrefaisant le dévot, soit chez Furetière un effet de la littérature comique et satirique produite sur la question tout au long du siècle, et en dernier lieu de la pièce de Molière. Furetière montre en tout cas que l’hypocrisie est d’abord un terme et une notion qui appartiennent au vocabulaire de la morale chrétienne et, plus particulièrement, de la théologie morale.

  • 20  Cf. G. Couton, « Réflexions sur le Tartuffe et le péché d’hypocrisie, "cas réservé" », Revue d’His(...)
  • 21  IIa IIae, q. 111.
  • 22  IIa IIae, q. 111, art. 2.
  • 23   De sermone Domini in monte, Migne, t 34, col 1271, traduit et cité par Ferreyrolles, ibid., p. 76

16Certains commentateurs du Tartuffe, comme Georges Couton et Gérard Ferreyrolles, ont opportunément consulté les traités de confession et de casuistique du xviie siècle, pour examiner comment l’hypocrisie s’y trouve définie et considérée20. Les auteurs se fondent pour la plupart sur laSomme Théologique de Thomas d’Aquin21. Dans ce texte toujours cité, l’hypocrisie est présentée comme une forme spécifique de simulation, c’est-à-dire de mensonge par les actes, et le mensonge, il faut le rappeler, selon l’héritage d’Augustin, ne saurait être permis, sous aucune forme que ce soit. L’hypocrisie, écrit Thomas, est « une simulation ; non pas n’importe laquelle, mais seulement celle où l’on simule un autre personnage qu’on n’est pas, par exemple un pécheur simule le personnage de l’homme juste »22. L’hypocrite joue un personnage, comme un acteur, et Thomas rappelle l’étymologie — l’hypocrite en grec est le comédien —, et cite à l’appui saint Augustin : « les hypocrites sont des simulateurs en tant qu’ils parlent le langage d’un autre, comme cela se passe au théâtre. En effet celui qui joue le rôle d’Agamemnon dans une tragédie [...] n’est pas en vérité ce personnage ; mais il fait semblant de l’être et on l’appelle hypocrite — comédien. De la même façon dans l’Église et dans la vie en général, quiconque veut se faire passer pour ce qu’il n’est pas, est un hypocrite »23. L’hypocrite est ainsi celui qui joue la comédie dans la vie. Cette origine théâtrale de l’hypocrisie est très importante, et elle contera dans la querelle du Tartuffe, mais elle n’entraîne nullement la confusion de deux sphères du théâtre et de la vie : l’acteur de théâtre, en tant qu’acteur, n’est pas un hypocrite au sens moral du terme ; est hypocrite celui qui se comporte dans la vie comme au théâtre. L’acteur se présente comme tel, le spectateur sait qu’il a affaire à un comédien qui joue un personnage, alors que l’hypocrite s’emploie à passer vraiment pour le personnage qu’il simule ; il s’efforce de tromper ceux devant lesquels il se présente en se donnant pour ce qu’il n’est pas. Cette différence est essentielle, qui sépare chez Augustin la fiction théâtrale et discursive, ou bien la figuration rhétorique, du mensonge proprement dit.

  • 24 La fameuse maxime de La Rochefoucauld empruntée à Du Moulin — « L’hypocrisie est un hommage que le (...)
  • 25  Cf. par exemple, outre La Rochefoucauld, Bossuet, qui réagit sans doute au Tartuffe, « ... ne parl (...)
  • 26  Du reste, Le Premier Placet est suffisamment explicite : les hypocrites sont les « faux monnayeurs(...)

17Mais Thomas présente une spécification supplémentaire : l’hypocrisie consiste d’abord à simuler la vertu, à jouer le personnage du vertueux alors qu’on ne l’est pas soi-même. L’hypocrisie peut être la simulation de toutes les vertus ou de n’importe quelle d’entre elles24, mais il apparaît, en référence aux passages bibliques où ce vice est stigmatisé, que l’hypocrisie est d’abord la simulation de l’état de perfection morale et religieuse : la sainteté. C’est essentiellement ce sens qui est repris au xviie siècle, mais l’accent est moins mis sur l’idée de perfection chrétienne, de sainteté, que sur celle de modèle à la fois moral et social en matière de piété, de dévotion et de charité, alors même que le sens plus général de simulation de la vertu reste présent (c’est pourquoi ses détracteurs peuvent traiter Molière d’hypocrite)25. C’est cet accent mis sur la simulation de la dévotion qui est attesté par la définition de Furetière et le premier titre du Tartuffe ; il permet du même coup d’appréhender la principale raison de la transformation du titre de la pièce : on ne peut pas prononcer le mot hypocrite sans susciter une immédiate et très forte connotation religieuse, alors que l’imposture est neutre — il y a des imposteurs dans tous, absolument tous les domaines. En outre, dans l’idée d’imposture, l’accent est mis sur l’acte de tromperie et non sur celui de simulation26.

  • 27  Cf. Furetière,Dictionnaire : « Imposteur : trompeur, affronteur [affronter signifie couvrir de ho(...)

18La différence est conséquente, surtout si l’on prend l’hypocrisie en son sens restreint de simulation de la vertu de piété et de dévotion : au sens large l’imposteur est celui qui impose, c’est-à-dire qui trompe, qui abuse, qui calomnie également27, alors que l’hypocrite, au sens restreint, simule des vertus qu’il n’a pas : l’accusation d’hypocrisie est plus insidieuse, parce que facilement généralisable à tous les dévots, tandis que l’imposture n’a pas de connotation religieuse immédiate ; le sens en est plus large et plus flou, puisqu’elle est susceptible de recouvrir toute forme de tromperie. Mais aussi et surtout, l’imposteur est considéré comme tel, parce qu’il a commis des actes de tromperie déterminés et avérés, et l’on évite le problème de l’indiscernabilité du vice et de la vertu, qui se pose fatalement avec l’hypocrite : on peut s’interroger sur la légitimité d’accuser tel dévot d’hypocrisie, dès lors que dans les apparences rien ne le distingue du vrai dévot ; par contre, accuser le faux dévot d’imposture, revient à l’accuser d’avoir effectivement abusé son monde, d’avoir lésé autrui, ce qui est le cas de Tartuffe, dont le comportement ne cesse de démentir les apparences de la dévotion. Tartuffe n’est pas un simple dévot hypocrite, mais un gueux sans scrupule qui affecte la dévotion, et c’est semble-t-il ce trait que Molière a voulu grossir en remaniant sa pièce : il semble alors plus facile de le distinguer du commun des dévots et apparemment plus aisé de couper court à l’accusation de vouloir montrer que tous les dévots sont des tartuffes.

La Lettre sur la comédie de l’imposteur

  • 28  Elle porte la date du 20 aôut 1667, soit deux semaines à peine après la représentation.

19Mais les dévots ne sont pas dupes, et se sentent tout aussi offensés, sinon plus, par la deuxième version que la par la première : Molière, donne une représentation publique de sa Comédie de l’imposteur le 4 août 1667, en des circonstances particulières, alors que le roi est absent de Paris et guerroie en Flandre. Représentation unique, parce que la pièce est immédiatement interdite par les autorités civiles et religieuses. Quelques jours après cette double interdiction, comme une riposte, paraît la Lettre sur la comédie de l’Imposteur, sans nom d’auteur, sans lieu et sans nom d’imprimeur28.

  • 29  La Mothe Le Vayer,Lettre sur la comédie de l’imposteur, éd. Robert Mc Bride, Université de Durham (...)

20Ce texte, bien connu des spécialistes de Molière, a récemment été attribué par Robert Mc Bride à François La Mothe Le Vayer29. Les relations de La Mothe Le Vayer avec Molière sont attestées et le dossier réuni pour démontrer cette attribution est très intéressant. Il est vrai que l’on retrouve dans le texte plus d’un motif présent dans les œuvres du libertin érudit. Mon propos n’est pas ici de discuter cette attribution, mais je dirai seulement que celle-ci n’emporte pas ma conviction de lecteur de Le Vayer. Dans cet écrit vif, clair et linéaire, je ne retrouve pas le style sinueux et contourné d’Orasius Tubero, son art d’exploiter les arguments pro et contra, et son penchant irrésistible pour la multiplication des références érudites. Il ne fait en tout cas presque aucun doute que ce texte est issu du milieu des intellectuels libertins fréquentés par Molière (les Chapelle, Bernier, Hénault, etc.), et l’auteur du Tartuffe a peut-être lui-même participé à sa composition : quelques signes laissent en effet penser qu’il a collaboré au texte, à commencer par la précision du compte rendu narratif de la pièce.

21Dans le dispositif de protection de l’anonymat et de l’indépendance de l’auteur, il faut d’abord considérer la part proprement stratégique : pour que cette apologie de la pièce puisse avoir une réelle efficacité, elle ne devait pas sembler venir de l’entourage immédiat de Molière. C’est pourquoi le résumé de la pièce, qui occupe la plus longue partie du texte, est présenté comme un récit de l’unique représentation. Les vers n’en sont jamais cités, parce que l’auteur n’est pas censé avoir sous les yeux le texte de la pièce. Mais cela visiblement faux, car la narration est beaucoup trop détaillée pour n’être fondée que sur le souvenir. Cette première observation, met en évidence la présence dans le texte de dispositifs de protection et de persuasion, et elle nous invite à une lecture entre les lignes.

  • 30  La Lettrecommence d’ailleurs par cette phrase ironique : « Puisque c’est un crime pour moi que d’ (...)

22Comme le dit l’Avis qui précède la Lettre, celle-ci est composée de deux parties : la première est la relation de la pièce et le texte est donc une forme de défi contre la censure30, puisque la comédie est interdite de représentation et de publication. Elle contient aussi un résumé des termes de la querelle du Tartuffe.

23La seconde partie, sur laquelle je vais concentrer mon attention, développe « deux réflexions », qui présentent un aspect théorique, voire même pour la dernière, un caractère spéculatif, dont l’auteur feint de s’excuser pour ne pas rebuter un public mondain, peu enclin aux raisonnements philosophiques.

  • 31  p. 82 ; GC 1169.

24Dans la première de ces réflexions, dit l’Avis, l’auteur de la lettre « s’attache simplement à combattre une objection générale sur ce qu’il est parlé de la religion ». Il s’emploie en effet à défendre la licéité et surtout l’opportunité d’ « exposer la religion dans une salle de comédie »31. Ce point conduit l’auteur à justifier la censure morale de la fausse dévotion dans la comédie de Molière, mais l’argumentation va beaucoup plus loin en introduisant habilement une conception de la religion et de la moralité inconciliable avec le christianisme. Loin de présenter une défense molle et timide, en concédant l’essentiel aux adversaires, peut-être la Lettre affûte-t-elle au contraire la pointe libertine de la pièce.

  • 32  Avis, n. p.[p. 72, éd. Mc Bride] ; GC 1148.
  • 33  p. 96 ; GC 1173.
  • 34  Il renverse ainsi l’accusation formulée explicitement par les ennemis du théâtre de favoriser la g (...)

25La seconde réflexion repose sur la même innocence hypothétique et consiste à en tirer « une utilité accidentelle [...] contre la galanterie et les galants »32. Cette partie est consacrée à la nature et aux effets du ridicule, présentés comme l’« une des plus sublimes matières de la véritable Morale »33. Cette réflexion propose une argumentation très habile, puisqu’elle renverse complètement l’accusation d’immoralité, que l’on ne cesse d’adresser à Molière et à la comédie en général, en mettant de côté la question de la religion pour ne considérer que celles des mœurs, et tout particulièrement de la « galanterie solide » : l’incitation à la luxure et à l’adultère dont le dévot Panulphe se rend coupable envers la maîtresse de maison, dans la famille qu’il a phagocytée. Mais pour les détracteurs de Molière, il s’agit d’abord là des vices que flatterait la comédie : la Comédie de l’imposteur, par son irréligion et la grivoiserie des deux scènes de séduction, inciterait à la débauche et au libertinage de mœurs. L’auteur anonyme s’emploie à montrer au contraire, du moins formellement, l’effet moralisateur du théâtre comique34. Mais l’argumentation me paraît, là encore et alors même que la seule cible apparente est la galanterie, mettre fondamentalement en cause la morale chrétienne, en faisant de la décence un accord du comportement avec la nature, là où cette morale prétendue implique en fait le divorce entre l’être et le paraître, et institue l’hypocrisie, c’est-à-dire le règne de Tartuffe.

  • 35  Voir supra.

26Il faut d’abord considérer le rôle tactique de ces « réflexions » générales et philosophiques dans l’économie de la querelle : il s’agit en effet, pour l’auteur de Lettre, de poursuivre le combat en faveur de Molière, mais en refusant de s’inscrire explicitement dans l’alternative suscitée par la querelle elle-même, qui s’était montrée en fait si dommageable. Dans ce conflit, les partisans de Molière ne pouvaient en effet qu’osciller entre deux manières tout aussi défaillantes l’une que l’autre de défendre la pièce : soit ils laissaient le plus clairement entendre que la lutte était bien engagée à travers Tartuffe contre le parti des dévots et contre la conception de la vie sociale et de la culture que celui-ci s’efforçait d’imposer — ce qui revenait à heurter de front un ennemi autrement puissant qu’ils ne l’étaient eux-mêmes, malgré le timide appui royal —, soit ils insistaient avec Molière sur le caractère exceptionnel, extraordinaire du cas traité par la comédie, en présentant le personnage principal comme un imposteur exceptionnel plutôt qu’un hypocrite commun, au risque cette fois de renoncer à toute portée critique, ou plus certainement d’être accusés eux-mêmes, non sans de bonnes raisons, d’être de fieffés hypocrites35.

  • 36  n.p. [éd. Mc Bride, p. 72] ; GC 1148
  • 37  p. 79 ; GC 1169.
  • 38  Cf. Georges Mongrédien, Recueil des textes et des documents du xviie siècle relatifs à Molière, CN (...)
  • 39  p. 37-38 ; GC 1158.
  • 40  Ibid.

27Or, pour éviter ce piège, l’auteur de la Lettre refuse d’aborder ce qu’il appelle le « fond de la question », sur lequel les « puissances légitimes » comme il les appellent, ont au moins momentanément tranché, certes pour de mauvaises raisons (cela il ne peut s’empêcher de le dire, dès l’Avis au lecteur36), mais il avoue craindre de se « faire des affaires »37. Le « fond de la question », la question de fond, est l’accusation sans cesse portée contre Molière de vouloir ridiculiser toute forme de dévotion. Il suffit de se reporter à l’ordonnance de l’Archevêque de Paris Péréfixe, publiée quelques jours avant la Lettre. Elle déclare que la comédie de Molière est « d’autant plus capable de nuire à la religion que, sous prétexte de condamner l’hypocrisie ou la fausse dévotion, elle donne lieu d’en accuser indifféremment tous ceux qui font profession de la plus solide piété, et les expose par ce moyen aux railleries et aux calomnies continuelles des libertins »38. C’est la grave dénonciation d’une prétendue hypocrisie libertine de Molière, affectant de dénoncer l’hypocrisie des faux dévots pour s’en prendre à la dévotion elle-même : « La grande objection qu’on a toujours faite contre cette pièce », est-il dit dans la Lettre, « est que décriant les apparences de la vertu, on rend suspects ceux qui, outre cela, en ont le fond, aussi bien que ceux qui ne l’ont pas »39. Et le texte de poursuivre : « comme si ces apparences étaient les mêmes dans les uns que dans les autres, que les véritables dévots fussent capables des affectations que cette pièce reprend dans les hypocrites, et que la vertu n’eût pas un dehors reconnaissable de même que le vice »40. Or, qu’il soit immédiatement possible de distinguer les apparences de la vertu et les apparences du vice, tel est précisément ce qui ne va pas de soi, puisque la spécificité du vice d’hypocrisie est, comme on l’a vu, de se rendre extérieurement indiscernable de la vertu. Mais c’est là précisément ce que s’emploie à nier l’auteur de la Lettre : pour lui Molière montre dans sa comédie que les apparences du vice feignant la vertu et les dehors de la vraie vertu sont en effet bel et bien distincts, parce que les unes sont ridicules et les autres non. Son analyse du ridicule repose sur cette distinction très rigoureusement établie sur un substrat philosophique hérité de l’épicurisme.

  • 41  n. p. [éd. Mc Bride, p. 72] ; GC 1148.

28Pourtant l’auteur anonyme déclare qu’il met de côté la question de fond, ou plutôt qu’il la tient pour résolue au profit de Molière, à titre hypothétique, afin de développer librement « deux réflexions », présentées comme secondes et marginales : « il suppose, dit l’Avis qui précède le texte, l’innocence de cette pièce quant au particulier de tout ce qu’elle contient »41. Cette hypothèse ne préjuge en rien du fait que « les puissances » ont pu avoir raison de condamner la pièce, question non examinée pour elle-même. Mais en fait il s’agit là d’un coup de force stratégique que permet dans la Lettre le rejet d’un style polémique au profit de l’adoption du ton de la réflexion et d’une analyse de type philosophique, où le recours à des hypothèses heuristiques est une procédure courante. Mais évidemment la supposition d’innocence n’est pas innocente, et les « deux réflexions » qu’elle permet, conduisent à des conséquences qui dédouanent entièrement Molière, et donc rétrospectivement valident l’hypothèse.

29Mais surtout, contre ce qui peut apparaître à première lecture comme une simple entreprise visant à apaiser la querelle et à défendre au mieux la moralité contestée de la pièce, beaucoup plus profondément et subtilement, ces déductions réflexives me semblent poursuivre le travail subversif de la pièce. Il se pourrait en effet qu’elles en développent et prolongent des présupposés difficilement conciliables avec la dévotion chrétienne et avec l’ordre moral en vigueur.

« Exposer la Religion dans une salle de Comédie »

  • 42  p. 82 ; GC 1158.
  • 43  Déjà en 1654, Godeau, l’évêque de Grace, était intervenu au sujet des pièces de Corneille (Polyeuc (...)
  • 44  Le président Lamoignon, qui fait interdire la pièce en août 1667, aurait déclaré à Molière : « il(...)

30L’objet de la première réflexion est de réfuter ceux qui dénient au théâtre tout droit d’« exposer la religion dans une salle de comédie, pour bien, pour dignement, pour discrètement, nécessairement qu’on le fasse »42. L’intervention s’inscrit dans la querelle plus ancienne43, mais ravivée par la pièce de Molière, autour de la légitimité de traiter de religion au théâtre. Le simple fait que l’on puisse aborder des sujets religieux sur scène, même (et surtout) dans un but apologétique, est l’objet des plus vives contestations à l’époque de Molière, y compris dans les rangs des plus fervents défenseurs du théâtre44. La condamnation d’une pièce où l’on se permettait de ridiculiser des comportements religieux ne pouvait qu’être plus véhémente encore.

  • 45  p. 82 ; GC 1169.
  • 46  Ibid.
  • 47  Voir infra.

31L’auteur de la Lettre, apparemment, accepte de se situer sur le même terrain que les contempteurs de la religion au théâtre : celui du zèle religieux. Il se montre d’une adresse consommée, car il ne s’en prend pas alors aux excès de la dévotion, mais bien plutôt à sa timidité et à sa paresse : la vraie religion devrait se prêcher partout et surtout là où il en est le plus besoin, là où elle est le moins reçue, jusque sur le théâtre lui-même. Il en profite alors pour s’en prendre à cette dévotion effarouchée, en faisant de « ce sentiment » un effet de la « corruption du siècle où nous vivons »45. Est en cause une « fausse bienséance » ennemie de la vertu chrétienne de charité, qui exige que nous travaillions partout à la sanctification de nos frères, et d’abord dans les lieux où la moralité est la plus menacée46. Mais ce prosélytisme ne laisse pas d’être suspect, ne serait ce que parce que son arme principale, à la comédie, est le rire, et le ridicule, selon l’analyse même de l’auteur, est un sentiment bien peu charitable47.

  • 48  Ibid.
  • 49  p. 83 ; GC 1170.

32Surtout, l’auteur insiste sur le fait que cette fausse bienséance est ennemie, non pas d’abord de la foi — c’est bien pourtant le terme que l’on attendrait de la part d’un dévot authentique —, mais de la « raison » et de la « vérité » : « C’est par ce principe de fausse bienséance qu’on relègue la Raison et la Vérité dans les pays barbares et peu fréquentés, qu’on les borne dans les Écoles et dans les Églises, où leur puissante vertu est presque inutile, parce qu’elles n’y sont cherchées que de ceux qui les aiment et qui les connaissent »48. « Les pays barbares et peu fréquentés » sont-ils les destinations des missions chrétiennes ? Les solitudes monastiques ? Quoi qu’il en soit, l’apposition avec l’Église et l’École — pays où pour beaucoup règne la barbarie gothique du mauvais latin — ne laisse pas d’être troublante. Dans tous les cas, concernant la raison et la vérité, c’est « dans les lieux les plus profanes, dans les places publiques, les tribunaux, les palais des grands seulement que se trouve la matière de leur triomphe »49.

  • 50  Ibid.

33Le discours, par le ton et le propos, est ici au plus près de l’apologétique, sauf que le triomphe dont il est question n’est pas (du moins explicitement) celui de la vérité révélée et de la foi, mais celui de la vérité (non qualifiée) et de la raison. En outre, l’auteur insiste trop lourdement pour ne pas être suspect, sur le fait que c’est « détruire » l’une et l’autre, « que les réduire à ne paraître que parmi leurs adorateurs » ; ceux qui fréquentent les Églises et les Écoles. En effet, « elles ne sont, à proprement parler, vérité et raison, que quand elles convainquent les esprits  et qu’elles en chassent les ténèbres de l’erreur et de l’ignorance par leur lumière toute divine, on peut dire que leur essence consiste dans leur action »50. Elles ne sont donc guère agissantes dans les lieux de savoir et de culte, déjà tout imprégnés de leur lumière, mais il est difficile ne pas soupçonner une foncière ironie : si vérité et raison sont inactives dans les lieux où elles sont reléguées, n’est ce pas parce qu’elles ne s’y trouvent pas ? Ceux qui affirment en avoir la prérogative, en interdisant jalousement, par une fausse bienséance, leur communication à la société entière, ne sont-ils pas en fait des imposteurs ? L’auteur ne dit rien de tel explicitement, mais il laisse du moins son lecteur envisager d’inquiétants prolongements, car il va de soi que si son discours était sans arrière pensée, il ne pourrait dire que la vérité languit dans les églises.

  • 51  p. 83-84 ; GC 1170.

34Ces soupçons sont confirmés par la définition proposée de la religion, à peu près incompatible avec la conception chrétienne de la révélation et de la grâce, malgré la référence convenue au péché originel : « Il est certain que la Religion n’est que la perfection de la Raison, du moins pour la Morale ; qu’elle la purifie et l’élève et qu’elle dissipe seulement les ténèbres que le péché d’origine a répandues dans le lieu de sa demeure : enfin que la Religion n’est qu’une Raison plus parfaite »51. La religion ainsi entendue aurait le pouvoir, au moins sur le plan de la morale, d’effacer la corruption de la raison par le péché originel, autrement dit de restituer la raison naturelle dans sa pureté. Mais alors ce ne sont pas les commandements révélés qui dictent les lois morales, mais bien la raison naturelle elle-même. Et le renversement est inévitable : la religion est appréhendée, du point de vue de la morale, comme une raison plus parfaite, c’est-à-dire comme la raison naturelle purifiée, et rien ne la distingue alors plus, pratiquement, d’une sagesse profane, qui n’a plus de religion que le nom.

  • 52  p. 84 ; GC 1170.
  • 53  p. 84-85 ; GC 1170.

35Cette conception foncièrement profane de la religion, qui transparaît dans le texte, me paraît confirmée par l’évocation de l’épicurisme, très prudente, mais qui ne saurait être fortuite : « Les philosophes les plus sensuels n’ont jamais douté que la raison ne nous fût donnée par la nature pour nous conduire en toutes choses par ses lumières »52. Là encore, l’argumentation explicite semble interdire, tout en les suggérant, ces dangereuses conséquences : si les plus sensuels des philosophes eux-mêmes ont considéré que la raison doit nous guider en tout et partout (« Il n’y a point d’acceptions de personnes, de temps ni de lieux auprès d’elle »), alors à plus forte raison la religion : « qui peut douter [...] que cette lumière divine, infinie comme elle est par essence, ne doive faire briller partout sa clarté ? », c’est-à-dire jusque « dans les lieux du monde les plus infâmes », et donc sur le théâtre même53. Mais cette élévation à l’infini est contrariée par l’absence de rupture entre cette lumière divine et la lumière naturelle de la raison finie : l’auteur refuse en effet d’envisager le passage aux mystères de la religion chrétienne comme un dépassement nécessaire de la raison, et ce refus, qui s’exprime dans la définition ambiguë de la religion comme perfection de la raison, est très significatif de son hétérodoxie.

  • 54  p. 90-91 ; GC 1172.
  • 55  Ibid.
  • 56  p. 92 ; GC 1172.

36D’ailleurs, même si l’anonyme prend bien soin d’évoquer au passage « les vérités saintes » qu’il a plu à Dieu de « manifester aux hommes », ces vérités révélées sont considérées du point de vue de la morale, et en ce que cette morale s’accorde avec la raison naturelle, cultivée par les philosophes. Du reste par une religion bien différente, les Anciens, qui eux n’hésitaient pas à montrer les dieux sur le théâtre, parvenaient à des effets semblables, sinon identiques54. Cette référence à la fonction morale de la religion dans le théâtre antique est extrêmement précieuse pour cerner un peu mieux la conception que l’auteur se fait de la religion instituée : « les païens, qui n’avaient pas moins de respect pour leur religion que nous en avons pour la nôtre, n’ont pas craint de la produire sur leurs théâtres ; au contraire, connaissant de quelle importance il était de l’imprimer dans l’esprit du peuple, ils ont cru sagement ne pouvoir mieux lui en persuader la vérité que par les spectacles qui lui sont si agréables »55. Une telle religion rendue séduisante par les spectacles n’est pas considérée comme vraie en elle-même (sinon le parallèle entre la religion païenne et la religion chrétienne n’aurait pas de sens), mais elle est bien plutôt envisagée du point de vue de l’utilité morale. En fait, dans cette perspective, on n’est pas si éloigné de la doctrine de l’imposture des religions : les religions instituées sont nécessaires pour maintenir dans leurs devoirs tous ceux qui ne sont pas philosophes et ne reçoivent pas les enseignements de la pure raison. Cette conception de la religion est bien sûr incompatible avec l’idée d’une religion elle-même raisonnable (ou comme raison plus parfaite), puisque les religions (et le pluriel est ici déterminant) n’ont pas pour fonctions d’enseigner directement les raisons naturelles de la morale, mais sont bien plutôt les instruments inventés par les législateurs pour susciter dans leurs peuples les passions (d’où l’efficacité du théâtre) susceptibles de les conduire selon les préceptes de la raison morale. La religion chrétienne a pu avoir dans le passé une telle utilité morale, lorsque « nos pères [...] voulant profiter à l’édification du peuple de son inclination naturelle pour les spectacles, instituèrent premièrement la comédie pour représenter la Passion du Sauveur du monde et semblables sujets pieux »56.

37Aujourd’hui encore la religion pourrait sans doute avoir une véritable utilité morale et politique si elle osait se produire sur les théâtres, et si elle se défaisait de sa fausse bienséance qui la confine à l’église. Voilà encore une réflexion à laquelle le texte peut inciter le lecteur. Mais aussi celui-ci est-il amené à poursuivre au-delà encore, puisque Molière, dans sa pièce, loin de vouloir mettre en scène les saints mystères, dénonce une religion fallacieuse : en ridiculisant la fausse bienséance dévote, ne cherche-t-il pas à purifier une religion qui s’est détournée de sa finalité morale ? Le déchaînement des dévots contre le Tartuffe ne montre-t-il pas en fait que cette religion est corrompue, au sens où, loin de servir la raison naturelle et d’en maintenir l’empire sur la société humaine, elle en a corrompu les préceptes ? Et il existerait alors un lien étroit entre ce dévoiement immoral de la religion chrétienne et ce qu’elle présente de ridicule dans la figure de Tartuffe.

  • 57  Ibid.

38Or, c’est bien sur cette idée que se termine la « première réflexion » : Molière est ce « génie » capable de rendre au théâtre sa « première sainteté » en décriant l’hypocrisie et prêchant la véritable dévotion57. Mais cette image est alors parfaitement ambiguë : la Lettre accomplit le tour de force de montrer que Molière, dans le Tartuffe, est un auteur religieux, mais laisse aussi entendre que hors de la seule et stricte raison naturelle, tout ce qui relève de la religion est fallacieux, et que c’est pourquoi sa comédie nous fait rire.

La vraie bienséance

39Mais avant d’envisager pareille conséquence, accordons à Molière une piété sincère, comme l’auteur l’établit à travers l’opposition entre la fausse bienséance, au nom de laquelle la religion est exclue du théâtre, et la vraie bienséance : loin d’être malséant parce qu’il porte la religion au théâtre, Molière, en corrigeant la malséance dévote, fait lui-même preuve de vraie bienséance. C’est précisément sur cette opposition que porte la « deuxième réflexion » à travers laquelle l’auteur tâche de montrer, formellement, que le ridicule porté sur la « galanterie » du dévot Panulphe est le meilleur rempart possible pour la protection de la vertu des femmes mariées contre les assauts de galanterie dont elles sont l’objet dans le monde. La pièce contribuerait ainsi très efficacement à moraliser la vie mondaine. Mais cette morale convoquée par l’auteur de la Lettre n’est pas tant celle de la religion et de l’Évangile, que celle de la raison et de la nature. Cela, bien sûr, change tout.

  • 58  p. 99 ; GC 1174.
  • 59  p. 97 ; GC 1173.
  • 60  p. 97 ; GC 1174.
  • 61  p. 115 ; GC 1178.

40Qu’est-ce dont que la vraie bienséance, par rapport à laquelle la fausse paraît ridicule ? Le texte fait intervenir les deux notions qui structuraient la réflexion précédente sur la religion : la vraie bienséance est selon « la raison et la vérité ». La vraie bienséance est « la marque sensible », visible, de ce que l’auteur appelle « convenance », et qui est la justesse, la vérité de la raison qui anime une action : elle est « le fameux quod decet des anciens : de sorte que la bienséance est à l’égard de la convenance ce que les platoniciens disent que la beauté est à l’égard de la bonté, c’est-à-dire qu’elle en est la fleur, le dehors, le corps et l’apparence extérieure; [...] la bienséance est la raison apparente, et [...] la convenance est la raison essentielle. De là vient que ce qui sied bien est toujours fondé sur quelque raison de convenance, comme l’indécence sur quelque disconvenance, c’est-à-dire le ridicule sur quelque manque de raison »58. L’indécence, marque extérieure de la disconvenance, est ridicule, risible. La nature en effet a joint à la raison morale une marque sensible (« une forme extérieure et de dehors reconnaissable »), et cette forme est un motif de joie, de plaisir. Ainsi l’» objet moral » est-il « motif de joie », « matière de plaisir »59. Quand ce plaisir « vient des choses raisonnables, [il] n’est autre que cette complaisance délicieuse qui est excitée dans notre esprit par la connaissance de la vérité et de la vertu ; et quand il vient de la vue de l’ignorance et de l’erreur, c’est-à-dire de ce qui manque de raison, c’est proprement le sentiment par lequel nous jugeons quelque chose ridicule »60. Ainsi « l’apparence de ridicule » nous donne-t-elle « la connaissance du défaut de raison d’une chose »61.

  • 62  p. 114 ; GC 1178.

41De sorte que tout comportement duplice est ridicule, au sens où il présente des apparences malséantes ; malséantes parce que produites par une disconvenance : Tartuffe, par exemple, exhibe les apparences de la dévotion, mais il se comporte simultanément comme un goinfre libidineux. La duplicité dans le comportement est l’expression de la disconvenance, qui est contradiction, c’est-à-dire défaut de raison, et la duplicité est ridicule au titre de ce défaut de raison, en tant que ce défaut est apparent, visible : « Si le ridicule consiste dans quelque disconvenance, il s’ensuit que tout mensonge, déguisement, fourberie, dissimulation, toute apparence différente du fond, enfin toute contrariété entre actions qui procèdent d’un même principe, est essentiellement ridicule »62. La comédie serait l’art de rendre visible, aux yeux de tous, la duplicité, le mensonge, la fourberie, l’hypocrisie, et par là, elle aurait le pouvoir de neutraliser la puissance dévastatrice de ces vices dans la vie sociale.

  • 63  Op. cit., p. 80.
  • 64   Ibid.
  • 65  p. 111 ; GC 1177.

42Cette doctrine, on le voit, fait entièrement confiance aux apparences, en tant qu’elles renvoient infailliblement à ce dont elles sont les apparences : elle est ainsi très manifestement d’inspiration épicurienne, ce que tend à masquer la référence platonicienne. « Les apparences ne nous trompent pas, c’est nous qui nous trompons à leurs sujets », comme l’écrit Gérard Ferreyrolles63, cela parce que nous sommes prévenus, aveuglés par nos préjugés et par nos passions : le Tartuffe proclame paradoxalement « l’innocence des apparences »64. La comédie met devant les yeux de tous, rend immédiatement visible ce que nous pouvons voir dans la vie, mais que nous ne voyons bien souvent pas, du fait que nous sommes abusés par de fausses représentations, produites par une imagination enflammée. L’imagination est elle-même stimulée dans sa production d’illusions mensongères par les sentiments exacerbés et les passions déréglées. Orgon est tellement aveuglé par sa passion pour Tartuffe qu’il ne le voit pas comme il paraît et comme d’autres, Dorine, Cléante, Elmire, etc., le voient bel et bien. Ainsi la comédie remet-elle la raison dans son droit à travers le ridicule, qui est le plus puissant et efficace ennemi du « sentiment passionné »65.

  • 66  François Bernier,Abrégé de la philosophie de Gassendi, éd. 1684 ; Fayard, Corpus des œuvres de ph (...)

43Cette confiance dans les apparences s’accompagne d’un hédonisme foncier, qui lui aussi atteste l’inspiration épicurienne, dissimulée derrière l’apparent rigorisme moral. Cette morale de la convenance est hédoniste dès lors que tous les objets moraux sont considérés comme source de plaisir ; un plaisir de l’âme certes, mais rien ne s’oppose à ce que celui du corps ne l’accompagne, comme tel est le cas, précisément, dans le ridicule, qui est le plaisir spécifique de la disconvenance morale. Il se produit au détriment de l’objet ridicule, mais rien n’interdit une jouissance dans la convenance, c’est-à-dire dans l’accord retrouvé de la nature et des apparences. On songe à certains passages des Syntagma de Gassendi tels qu’on les trouve résumés par Bernier : « Le corps ne [peut] jouir d’un plaisir que l’esprit n’en devienne participant, ni l’esprit être dans le contentement qu’il ne redonde sur le corps, en sorte que tout plaisir [est] par conséquent en quelque façon commun à l’un et à l’autre »66.

  • 67  p. 99-100 ; GC 1174.

44L’auteur procède soigneusement à l’application au cas d’espèce : « Si la disconvenance est l’essence du ridicule, il est aisé de voir pourquoi la galanterie de Panulphe paraît ridicule, et l’hypocrisie en général aussi ; car ce n’est qu’à cause que les actions secrètes des bigots ne conviennent pas à l’idée que leur dévote grimace et l’austérité de leurs discours a fait former d’eux au public »67. Le rire suscité par la comédie est une réaction sensible de la raison morale face à l’indécence, marque de la disconvenance. Celle-ci se dénonce elle-même, dans un spectacle contradictoire, en l’occurrence dans la manifestation simultanée de la dévotion et de l’incontinence libidineuse. En percevant cette contradiction, le spectateur rit, mais son rire n’atteint pas la vraie dévotion, il n’affecte que la fausse, qui ne sert qu’à couvrir les actions vicieuses de Panulphe. Au contraire, on peut facilement soutenir que ce rire atteste a contrario l’existence d’une vraie dévotion, dont le spectacle ne produit pas le rire mais une autre forme de joie, complaisante et bienveillante.

45Cependant, rien ne prouve au fond que la morale qui sous-tend l’analyse admette une telle dévotion bienséante ; par contre cette analyse laisse la porte ouverte à une honnêteté convenante sans dévotion, et entrouvre même une seconde porte conduisant à un libertinage conséquent, sans disconvenance...

  • 68   p. 117 ; GC 1179.
  • 69  L’âme, « se défiant à bon droit de sa propre excellence depuis le péché d’origine, cherche de tous (...)
  • 70  Ibid. (je souligne).
  • 71  Op. cit., p. 142, n. 295.
  • 72  Thomas Hobbes,Human Nature, chap. 9, 13 : « L’on voit encore des hommes rire des faiblesse des au (...)

46De nombreux éléments, dans l’argumentation et d’abord dans la définition des concepts, viennent troubler l’accord formel du propos avec la vraie dévotion, et mettent en cause, plus généralement et plus profondément la morale chrétienne. D’abord la nature du ridicule telle que la définit l’auteur est apparemment inconciliable avec la charité chrétienne, au nom de laquelle il justifie que l’on traite de religion au théâtre. En effet le ridicule est un sentiment que la nature a institué en nous pour signaler un défaut de raison dans l’objet et nous faire nous-mêmes embrasser la raison dans nos actes. Mais s’il en est ainsi, c’est que le ridicule enveloppe deux sentiments bien peu moraux, qui sont la complaisance dans les maux d’autrui et l’orgueil. En effet, nous méprisons la personne ridicule, et ce mépris est un sentiment relatif, qui engage une comparaison entre la personne dans laquelle nous apercevons un défaut de raison et nous-mêmes qui en rions ; une comparaison tout à notre avantage, qui flatte notre orgueil, la satisfaction d’être plus raisonnable et donc supérieur à la personne ridicule. Ainsi le ridicule est-il fondé sur « les deux plus anciennes et plus essentielles maladies du genre humain, l’orgueil et la complaisance dans les maux d’autrui »68. Voilà donc ce qui rend le ridicule si agréable, et même si l’auteur fait une référence obligée au péché originel69, c’est après avoir affirmé que « cette connaissance d’être plus qu’un autre est fort agréable à la nature »70. L’anthropologie qui se dégage alors est franchement naturaliste et étonnamment proche, dans cette analyse du ridicule, comme le remarque très bien Robert Mc Bride71, de Hobbes, qui écrit à peu près les mêmes choses dans le Traité de la Nature Humaine et leLéviathan.72.

47Ce ridicule là pourrait très bien englober l’ensemble des comportements dévots, s’il est vrai qu’à travers Panulphe (Tartuffe), tous les dévots sont touchés, et s’il est aussi vrai que par cette dérision, la culture déniaisée et guérie du sot, pour parler comme La Mothe Le Vayer et ses amis, pourrait affirmer sa supériorité, comme le soupçonne, non sans quelques raisons, le parti dévot.

48Et ceci d’autant plus que le ridicule ne demande qu’à passer d’un objet à l’autre, qui lui ressemble, même très imparfaitement, par la force des effets qu’il fait sur l’imagination et la mémoire. C’est du moins ce que veut montrer l’auteur de la Lettre pour prouver les effets salutaires de la pièce sur les mœurs mondaines, mais cette argumentation magistrale peut tout aussi bien être utilisée pour expliquer la redoutable efficacité démystificatrice de la comédie de Molière à l’égard de toute dévotion, même la plus éloignée des excès de Tartuffe.

  • 73  p. 108 et 110-111 ; GC 1176 et 1177.
  • 74  « Il ne faut point dire que ce soient des affaires à être traitées en riant, n’y ayant rien de plu (...)
  • 75  p. 114, GC 1178.

49En effet, le ridicule frappe l’imagination, qui est son « réceptacle naturel », comme elle l’est de tous les sentiments et de toutes les passions. Mais cette puissance du ridicule est d’une telle force sur l’imagination, que l’on peut s’en servir pour contrer et détruire d’autres sentiments : le sentiment amoureux par exemple. Voilà donc à quoi peut servir la comédie : par la mise en scène du ridicule dans toute sa force, qui impressionne alors l’imagination du spectateur durablement, elle a le pouvoir d’empêcher d’autres sentiments de s’emparer de l’âme. C’est ce qui se passera avec la comédie de Molière lorsqu’elle pourra être représenté librement : le ridicule de la galanterie de Panulphe fera un tel effet sur les spectatrices, qu’immanquablement elles trouveront ridicules les arguments de tous les galants qui voudront les abuser, dévots ou non... et leurs galants seront rebutés par la manifestation chez leur maîtresse du ridicule « le plus froid », « le plus choquant, le plus rebutant, et le plus odieux de tous les sentiments de l’âme »73. L’auteur de la Lettre présente ainsi comme l’un des effets bénéfiques  de la Comédie de l’Imposteur sur les mœurs le discrédit jeté indirectement sur les procédés de tous les galants, indépendamment de toute mine de dévotion. Car dans une situation réelle de séduction, la dame ne va pas pouvoir s’empêcher de se souvenir de la scène de séduction de la comédie, et elle va trouver du ridicule dans les propos et le maintien de son soupirant, avant même de raisonner sur le fait que la galanterie mondaine n’est pas celle du dévot et que les deux situations sont bien différentes. Le raisonnement vient alors trop tard, le ridicule a déjà fait son œuvre : en tout galant, la dame verra Panulphe, et elle rira, ce qui revient à détruire l’entreprise de séduction, qui est la chose la plus sérieuse du monde74. Le pouvoir du sentiment de ridicule, est ainsi contraire et supérieur au sentiment amoureux, parce qu’il le prévient et l’étouffe dans l’œuf. Et quand bien même la dame raisonnera sur le fait que l’homme auquel elle a affaire n’est pas un dévot, il lui faudra bien reconnaître que la galanterie mondaine n’est elle-même au fond qu’une tartufferie : « Tous les galants qui se servent des mêmes persuasions que Panulphe sont en quelque degré dissimulés et hypocrites comme lui »75

50Si la galanterie est ridicule, c’est parce qu’elle consiste en une duplicité foncière entre le discours et ce à quoi il est employé : il consiste en effet en des propos qui euphémisent mensongèrement la passion amoureuse, des propos qui dissimulent le désir sexuel dont ils visent pourtant à assurer la satisfaction. On peut aussi déceler dans ce texte, sous l’apparence moralisatrice, une critique sérieuse et conséquente de la galanterie mondaine, de la galanterie amoureuse prise dans les codes de la civilité bienséante, et appréhendée comme un langage et un comportement dissimulateurs et mensongers.

51On peut alors aller jusqu’à se poser la question suivante : si le discours amoureux est bienséant en ce sens très spécial, c’est-à-dire dire s’il témoigne de la convenance du désir et de la passion avec le discours qui les déclarent, il doit alors entraîner un tout autre plaisir dans la vie, comme au théâtre, que le plaisir mêlé de mépris, qui est celui du ridicule. On peut, autrement dit, envisager sur ces bases un convenance libertine, plaisante sans être ridicule comme est ridicule la galanterie du dévot et comme l’est aussi la galanterie dévote reçue dans le monde, qui se traduit par un langage amoureux en contradiction avec la réalité sexuelle du désir, et qui est disconvenant à ce titre : il y a une disconvenance de l’amour précieux, qui vaut bien celle de l’amour dévot.

52Notons également que cette efficacité glaciale du ridicule sur le sentiment amoureux est tout autant susceptible d’agir contre le sentiment religieux.

53J’outrepasse bien sûr ici la lettre du texte, pour déduire des conséquences possibles de la doctrine exposée qui contredisent ce que l’auteur montre explicitement : à savoir que la comédie de Molière, en ridiculisant l’hypocrite galant, fait barrage à la « galanterie solide » qui met en péril l’honneur des femmes mariées ou des jeunes filles dans le monde, et restitue pleinement dans ses droits la simple dévotion honnête. On peut en effet déceler dans la Lettre, à travers cette défense de Molière et cette dissertation du ridicule, une critique radicale de la morale chrétienne, qui récuse le plaisir et, ce faisant, pervertit le jugement naturel en cultivant et en s’employant à rendre inapparente la disconvenance entre les discours et les apparences d’une part et de l’autre tout ce à quoi les hommes sont portés par nature, par la nature, ce vers quoi ils ne cessent de tendre au rebours de ce qu’ils disent et montrent : c’est le cas de la dévotion de Tartuffe, mais aussi de sa galanterie et de la galanterie elle-même, qui procède en fait de la même culture de l’hypocrisie que la dévotion ostentatoire.

54Le cruel paradoxe de la culture libertine, qui dénonce l’hypocrisie religieuse et sociale, réside dans le fait qu’elle doit nécessairement, pour pouvoir se manifester (et en fait exister), emprunter elle-même les voies de l’hypocrisie : ainsi de Molière jurant ses grands dieux qu’il n’en veut pas au dévots, mais seulement aux hypocrites ; ainsi de l’auteur de la Lettre, qui met en avant la religion et la morale, mais une religion toute de raison, et une morale naturaliste aux très forts accents épicuriens.

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Notes

1  « Prenant la place du prêtre à l’église, du magistrat dans les villes et du père de famille à la maison, les dévots ne sont-ils pas en train de renverse l’ordre social et d’instaurer de nouveaux pouvoirs ? [...] Cet homme humble est partout. À l’église, à l’hôpital, dans les prisons et dans les chaumières des pauvres qu’il vient secourir, il décide en maître », Louis Châtellier, L’Europe des dévots, Paris, 1981, chapitre IX, p. 185-186.

2  Voir l’ouvrage déjà ancien, mais excellent, de Raoul Allier, La Cabale des dévots, 1627-1666, Paris, 1902, reprint Slatkine, 1970.

3 Voir à ce sujet, entre autres, les importantes analyses de René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle, Paris, 1943 (nouv. éd. augmentée, Genève-Paris, Slatkine, 1983) et John StephensonSpink, French Free-Thought from Gassendi to Voltaire, Londres, The Athlone Press, 1960.

4  Je laisse ici la querelle, si importante, de la moralité du théâtre sur laquelle il existe une importante bibliographie. On consultera, entre autres, Marc Fumaroli, « La Querelle de la moralité du théâtre avant Nicole et Bossuet », Revue d’Histoire Littéraire de la France, LXX, 1970, p. 1007-30.

5  Cf. le texte de l’ordonnance de l’Archevêque de Paris Hardouin de Péréfixe, citéinfra.

6  Cf. Premier Placet présenté au roi et Second Placet  présenté au roi,in Molière,Œuvres Complètes,  éd. Georges Couton, Gallimard, Pléiade, 1971, t. I, p. 890 (désormais : GC 890).

7  B. A. Sieur de Rochemont, Observations sur... Le festin de Pierre, in Georges Mongrédien, Recueil des textes et des documents du xviie siècle relatifs à Molière, CNRS, Paris, 1965, t. II, p. 1201-2.« Molière a ruiné tout ce que ce sage politique [Richelieu] avait ordonné en faveur de la comédie, et d’une fille vertueuse, il en a fait une hypocrite », ibid. Cf. J. Cairncross, « Tartuffe, ou Molière hypocrite »,Revue d’Histoire Littéraire de la France, septembre-décembre 1972, n° 5-6, p. 890-901.

8  Voir surtout le récent ouvrage de Hélène Merlin, Public et Littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.

9  Cf. surtout Raoul Allier, La Cabale des dévots, 1627-1666op. cit. et voir également Francis Baumal, Molière et les dévots, Paris, 1919. Sur la répression du blasphème, voir l’ouvrage récent de AlainCabantous, Histoire du blasphème en Occident, xvie-xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.

10  On put même le considérer comme le commanditaire de la pièce, ainsi que l’attestent les Mémoires du P. Rapin, éd. Aubineau, 1865, t. I, p. 294. Cité par GC 867.

11   Les Plaisirs de l’Île enchantée, 1664. Mongrédien, I, p. 215.

12  Cf. GC 835-838 et 842-846 et R. Mc Bride, in La Mothe Le Vayer, Lettre sur la comédie de l’imposteur, Durham University, 1994, appendix 1, p. 145-155.

13  « On appelle petit collet un homme qui s’est mis dans la réforme, dans la dévotion, parce que les gens d’Église portent par modestie de petits collets, tandis que les gens du monde en portent de grands ornés de points et de dentelles. Et quelques fois, il se dit en mauvaise part des hypocrites, qui affectent des manières modestes, et surtout de porter un petit collet », Furetière, Dictionnaire.

14  Molière, op. cit., p. 891.

15  Cf. la discussion qu’aurait eu à ce sujet le Président Lamoignon avec Molière, au début de l’année 1669 : « ... pourquoi, reprit le Président [Lamoignon], écrivez-vous contre les ecclésiastiques ? — Monseigneur, répondit le comédien, mon dessein n’a point été d’écrire contre eux, mais contre les hypocrites. — Molière, Molière, vous vous trompez fort, si vous prétendez vous moquer de moi... », J. Menudier, Le secret d’apprendre la langue fraçaise en riant et avec facilité, 1681, inMongrédien, t. I, p. 333.

16  « ... voilà ce qui est arrivé lorsque des esprits profanes et bien éloignés de vouloir entrer dans les intérêts de Dieu, ont entrepris de censurer l’hypocrisie, non point pour en réformer l’abus, ce qui n’est pas de leur ressort, mais pour faire une espèce de diversion dont le libertinage dût profiter, en concevant  et faisant concevoir d’injustes soupçons de la vraie piété, par de malignes représentations de la fausse »,  Bourdaloue, Sermon du 5 février 1669 sur l’hypocrisie, in Mongrédien,op. cit., t. I, p. 332.

17  « Je ne doute point, Sire, que les gens que je peins dans ma comédie ne remuent bien des ressorts auprès de Votre Majesté... Ils ne sauraient me pardonner de dévoiler leurs impostures aux yeux de tout le monde », Second Placet présenté au roi, Molière, op. cit., p. 892.

18  Comme le fait remarquer J. S. Spink, op. cit., p. 151, Tartuffe est présenté dans la pièce comme un « fourbe renommé », mais il y a un évident décalage entre cette expression et le ce qui est dit dans le Second Placet en 1667 (voir n.supra). Les dévots de la cabale pourraient difficilement être considérés comme des « fourbes renommés », c’est-à-dire des imposteurs : l’attribut d’hypocrite, à tout prendre, leur convient mieux...

19  Ibid. Voir aussi la Préface de Molière au Tartuffe, in op. cit., p. 888.

20  Cf. G. Couton, « Réflexions sur le Tartuffe et le péché d’hypocrisie, "cas réservé" », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1969, t. 69, p. 404-413 et notice du Tartuffe, in Molière, op. cit., p. 847-852 et G. Ferreyrolles, Molière. Tartuffe, Paris, PUF, 1987, p. 5-8. G. Couton croit pouvoir montrer qu’existe auxviie siècle une tendance à déculpabiliser l’hypocrisie, ce qui me semble globalement faux. La distinction entre une hypocrisie mortelle (dommage aux intérêts de Dieu ou du prochain, cupidité au détriment du prochain, etc.) et une hypocrisie vénielle (pour le plaisir, où la réputation sans léser autrui) que l’on trouve chez la plupart des auteurs vient tout droit de Saint Thomas (IIa IIae, q. 111), et elle est calquée sur les degrés de gravité du mensonge (ibid. q. 110). Or, comme le fait remarquer G. Ferreyrolles, sans nul doute l’hypocrisie de Tartuffe appartient au premier genre : personne ne songerait à la déculpabiliser. Mais G. Couton paraît victime de son propos, qui est de montrer la présence d’une culture religieuse de l’hypocrisie, que combattrait Molière. Tel est certainement le cas, si l’on adopte le point de vue de Molière, mais nullement si l’on suit celui des casuistes. Comme le note encore G. Ferreyrolles, la nouveauté intéressante auxviie siècle concerne l’hypocrisie édifiante, considérée comme vénielle voire excusée, qui consiste à affecter de paraître doux et modeste afin d’engager les autres à la pratique de la vertu, sans être vertueux soi-même.

21  IIa IIae, q. 111.

22  IIa IIae, q. 111, art. 2.

23   De sermone Domini in monte, Migne, t 34, col 1271, traduit et cité par Ferreyrolles, ibid., p. 76.

24 La fameuse maxime de La Rochefoucauld empruntée à Du Moulin — « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu », 218 — , se rapporte bien sûr à cette définition.

25  Cf. par exemple, outre La Rochefoucauld, Bossuet, qui réagit sans doute auTartuffe, « ... ne parlons pas toujours de ceux qui contrefont les religieux. Le monde a encore d’autres hypocrites. N’y a-t-il pas des hypocrites d’honneurs, des hypocrites d’amitié, des hypocrites de probité et de bonne foi, qui en ont toujours à la bouche les saintes maximes mais pour être seulement des lacets aux simples et des pièges aux innocents ? », Sermon sur le Jugement dernier, cité par GC 851. Il revient à Madeleine Scudéry, dans son dialogue De l’hypocrisie, qui renvoie élogieusement au Tartuffe, de préciser cette ambiguïté entre le particulier et le général : « Quoique la belle Bérénice, reprit Méliton, ait avancé avec beaucoup d’esprit que tous ceux qui contrefont les vertueux sont hypocrites [« il y a, des hypocrites d’amour, des hypocrites d’amitié, des hypocrites de modestie, de générosité... tout le monde est hypocrite en quelque chose », p. 148], et qu’en effet la dissimulation et l’hypocrisie se ressemblent beaucoup : il est pourtant certain que l’usage qui est le tyran du langage chez toutes les nations, a fait qu’ordinairement on n’appelle véritablement hypocrites que ceux qui contrefont les dévots, et qui ne le sont point »,  Entretiens de Morale..., 1692 ; in Choix de Conversations, éd. Phillip J. Wolfe, Ravenna, Longo, 1977, p. 150. « Vous appelez donc hypocrite sans contestation, reprit Amérinte, un homme qui en enlevant injustement le bien d’autrui fait quelques petites aumônes d’ostentation, et qui en affectant un extérieur plein d’austérité cache des vices énormes », ibid. Tartuffe est bien un tel hypocrite « sans contestation » possible...

26  Du reste, Le Premier Placet est suffisamment explicite : les hypocrites sont les « faux monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistiquée ».

27  Cf. Furetière, Dictionnaire : « Imposteur : trompeur, affronteur [affronter signifie couvrir de honte], calomniateur. Mahomet a été un grand imposteur, qui a trompé bien des peuples. Ce banqueroutier était un imposteur qui avait l’art d’affronter ses confrères... ». Cf. également le verbe imposer : « signifie encore Tromper, dire une fausseté. cet avocat impose souvent, et déguise la vérité. Nos passions nous trompent et nous imposent, en nous proposant pour un vrai bien celui qui n’est qu’apparent. La poésie impose à nos oreilles : la perspective imposeà nos yeux ».

28  Elle porte la date du 20 aôut 1667, soit deux semaines à peine après la représentation.

29  La Mothe Le Vayer, Lettre sur la comédie de l’imposteur, éd. Robert Mc Bride, Université de Durham, Durham Modern Languages Séries, 1994.

30  La Lettre commence d’ailleurs par cette phrase ironique : « Puisque c’est un crime pour moi que d’avoir été à la première représentation de l’Imposteur, que vous avez manquée, et que je ne saurais en obtenir le pardon qu’en réparant la perte que vous en avez fait, et qu’il vous plaît de m’imputer, il faut bien que j’essaie de rentrer dans vos bonnes grâces, et que je fasse violence à ma paresse, pour satisfaire votre curiosité », Lettre sur la comédie de l’imposteur, sans privilège ou achevé d’imprimer, sans lieu, sans nom d’imprimeur, p. 1. C’est à la pagination originale que je renvoie, qui figure dans l’indispensable édition de R. Mc Bride. Je donne en complément la référence dans l’édition des Œuvres de Molière Georges Couton, op. cit., p. 1149 [abrégé GC 1149]. L’orthographe est modernisée.

31  p. 82 ; GC 1169.

32  Avis, n. p.[p. 72, éd. Mc Bride] ; GC 1148.

33  p. 96 ; GC 1173.

34  Il renverse ainsi l’accusation formulée explicitement par les ennemis du théâtre de favoriser la galanterie. Cf. Nicole, Traité de la comédie, 1667, éd. G. Couton, Paris, 1961, p. 61-62.

35  Voir supra.

36  n.p. [éd. Mc Bride, p. 72] ; GC 1148

37  p. 79 ; GC 1169.

38  Cf. Georges Mongrédien, Recueil des textes et des documents du xviie siècle relatifs à Molière, CNRS, Paris, 1965, t. I, p. 292. La raillerie est toujours présentée comme l’arme libertine par excellence, une arme redoutable de désacralisation et de dissolution morale. Cette thèse est non seulement contestée, mais entièrement renversée par l’auteur de la Lettre dans son analyse du ridicule (voir infra).

39  p. 37-38 ; GC 1158.

40  Ibid.

41  n. p. [éd. Mc Bride, p. 72] ; GC 1148.

42  p. 82 ; GC 1158.

43  Déjà en 1654, Godeau, l’évêque de Grace, était intervenu au sujet des pièces de Corneille (Polyeucte (1641) et Théodore, vierge et martyre (1645) : « Pour changer les mœurs et régler leur raison, / Les chrétiens ont l’Église et non pas le théâtre », Poésies chrétiennes, Paris, P. Le Petit, 1654, p. 464. Cf. G. Ferreyrolles,op. cit., p. 15-17, G. Couton, in Molière, op. cit., p. 847-855 et R. Mc Bride, in La Mothe Le Vayer, op. cit., p. 23-31

44  Le président Lamoignon, qui fait interdire la pièce en août 1667, aurait déclaré à Molière : « il ne convient pas à des comédiens d’instruire les hommes sur les matières de la morale chrétienne et de la religion ; ce n’est pas au théâtre de se mêler de prêcher l’Évangile ». Cf. D’Aubignac : « ... en exhortant le peuple à pratiquer les Saints commandements de la loi et à renoncer à la vie du siècle, cela sent trop le prédicateur que le temps et le lieu ne peuvent aisément souffrir. On ne saurait ôter de l’imagination des spectateurs que la comédie leur doit servir de divertissement [...] en cette disposition d’esprit, ils ne peuvent approuver que l’on condamne leurs plaisirs [...]. Ce n’est pas ce qu’ils cherchent au théâtre [...] les esprits un peu libertins [...] regardent la sainteté dans la comédie comme un jeu de poésie. Et pour ceux qui font profession d’une véritable et sincère piété, ils ont beaucoup de répugnance de voir que ces discours soient ainsi profanés dans un lieu où ils savent bien qu’ils sont entièrement perdus... », Pratique du Théâtre, liv. IV, chap. 6. D’Aubignac s’en prend ici à Polyeucte de Corneille, mais il s’attaquera également au Don Juan et au Tartuffe de Molière : Addition à laPratique du Théâtre, de février 1665, in Mongrédien, op. cit., t. I, p. 233-234. Voir surtout sa Dissertation sur la condamnation du théâtre, 1666.

45  p. 82 ; GC 1169.

46  Ibid.

47  Voir infra.

48  Ibid.

49  p. 83 ; GC 1170.

50  Ibid.

51  p. 83-84 ; GC 1170.

52  p. 84 ; GC 1170.

53  p. 84-85 ; GC 1170.

54  p. 90-91 ; GC 1172.

55  Ibid.

56  p. 92 ; GC 1172.

57  Ibid.

58  p. 99 ; GC 1174.

59  p. 97 ; GC 1173.

60  p. 97 ; GC 1174.

61  p. 115 ; GC 1178.

62  p. 114 ; GC 1178.

63  Op. cit., p. 80.

64   Ibid.

65  p. 111 ; GC 1177.

66  François Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, éd. 1684 ; Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1992, t. VII, p. 279.

67  p. 99-100 ; GC 1174.

68   p. 117 ; GC 1179.

69  L’âme, « se défiant à bon droit de sa propre excellence depuis le péché d’origine, cherche de tous côtés avec avidité de quoi la persuader aux autres et à soi-même par des comparaisons qui lui soient avantageuses, c’est-à-dire par la considération des défauts d’autrui », p. 118 ; GC 1179.

70  Ibid. (je souligne).

71  Op. cit., p. 142, n. 295.

72  Thomas Hobbes, Human Nature, chap. 9, 13 : « L’on voit encore des hommes rire des faiblesse des autres, parce qu’ils s’imaginent que ces défauts d’autrui servent à faire mieux sortir leurs propres avantages... », etc., De la nature humaine, trad. du baron d’Holbach, Paris, 1971, p. 96 ; Leviathan, chap. 6, § 42.

73  p. 108 et 110-111 ; GC 1176 et 1177.

74  « Il ne faut point dire que ce soient des affaires à être traitées en riant, n’y ayant rien de plus sérieux que ces sortes d’entreprises... », p. 110 ; GC 1177.

75  p. 114, GC 1178.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Pierre Cavaillé, « Hypocrisie et Imposture dans la querelle du Tartuffe (1664-1669) : La Lettre sur la comédie de l’imposteur (1667) », Les Dossiers du Grihl [En ligne], Les dossiers de Jean-Pierre Cavaillé, Libertinage, athéisme, irréligion. Essais et bibliographie, mis en ligne le 09 juin 2007, consulté le 07 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/292

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